Tuesday 14 July 2009

L'avortement en Corée

L’avortement est plus ou moins interdit en Corée.

Tout d’abord, petit préambule. Mes excuses à toutes les (trop rares) personnes ayant suivi ce blog par le passé. Cette interruption était due à plusieurs facteurs, dont le plus important était la fin de l’écriture de mon MA (équivalent (ex)DEA en France?) portant sur la cohabitation en Corée. Je tenterai à l’avenir de le mettre à jour de manière plus régulière. L’avenir dira si je réussirai ou pas.

Passons donc maintenant au sujet du jour. O combien polémique.
Pourquoi l’avortement ?
Je serais tenté de dire : pourquoi pas ? Mais ça serait plutôt léger.
En fait, le sujet m’intéresse parce la légalisation des pratiques abortives est, je pense, le signe qu’une société est arrivée à un certain stade en ce qui concerne les relations de pouvoir entre les sexes. En d’autres termes, une absence de réel droit à l’avortement est le signe d’un manque de liberté féminine en ce qui concerne leur droit à contrôler les processus auxquels sont soumis leurs corps, et le signe du contrôle symbolique du corps des femmes par les hommes.
On peut donc apprendre beaucoup sur une société donnée en observant ce qu’il en est de ses pratiques abortives.

Qu’on ne se méprenne pas, avorter est presque toujours une expérience traumatisante — que les hommes ne peuvent qu’imaginer, sans pouvoir la ressentir dans leur chair — mais on constate en général que les femmes, les couples, désirant avorter le feront de toute façon, avec ou sans cadre légal. La légalisation des pratiques abortives n’est pas un encouragement à l’avortement mais une tentative destinée à aider les personnes se retrouvant dans une telle situation de manière à ce que cette épreuve se passe la moins mal possible. De plus, on peut constater, comme dans cet article, que l’absence de liberté d’avorter n’est pas synonyme d’un faible nombre d’avortements, on peut donc logiquement en conclure que la légalisation, ou son refus, de l’avortement est souvent une donnée idéologique correspondant à une certaine idée du monde, souvent décalée par rapport aux pratiques sur le terrain.

Bref.
Donc, comme j’écrivais quelques lignes plus haut, l’avortement est plus ou moins interdit en Corée.
Plus ou moins ?
Et bien oui. Plus ou moins. Bien qu’on ne puisse dire qu’il soit interdit, il est très strictement encadré par la loi et cela implique qu’il n’est en pratique possible d’avorter que sous certaines conditions.
Quelles sont –elles ces conditions ?

Les sections 269 et 270 du code pénal coréen, datant de 1953, interdisaient strictement l’avortement, mais fut révisé en 1973, par l’article 14 correspondant à la loi sur la santé de la mère et de l’enfant (« mother and child health law »), autorisant cette pratique dans les conditions suivantes : premièrement, quand le fœtus présente des handicaps physiques ou mentaux ; deuxièmement, quand l’un des deux parents est atteint d’une maladie contagieuse ; troisièmement, quand la grossesse a pour origine un viol ; quatrièmement, quand la grossesse a pour origine une relation consanguine ou avec des membres de la famille liés par alliance et dans l’incapacité de se marier ; et cinquièmement, lorsque la continuation de la grossesse pourrait mettre en danger la vie de la mère. Dans tous les autres cas, l’avortement est interdit et peut être puni par des amendes ou des peines de prison.

Cela ne veut pas dire pour autant que la pratique de l’avortement soit rare en Corée. Bien au contraire.
En fait, il semblerait même que la Corée présente l’un des plus forts taux d’avortement au monde.
Etant donné qu’il s’agit d’une pratique illégale, cela signifie que les seuls chiffres officiels disponibles se basent sur les avortements déclarés et rentrant dans le cadre de la loi (car un médecin/gynécologue procédant à un avortement en dehors de ce cadre légal peut se voir suspendu pour de nombreuses années, en plus d’éventuelles amendes ou peines de prison théoriques). Autant dire qu’ils ne représentent pas la réalité, et que la seule manière d’avoir une idée de l’étendue de ces pratiques est de se reporter à diverses estimations.

Si l’on cherche des informations sur l’avortement en Corée, on retrouve systématiquement une estimation faisant état de 1,5 millions d’avortements annuels. Il ne s’agit que d’une estimation, mais on la retrouve très fréquemment, y compris dans certains ‘manuels’ universitaires, on ne peut donc l’ignorer.
Si on cherche un peu plus avant, on trouvera d’autres estimations. Certaines, encore plus alarmantes, font même mention de 2 millions d’avortements par an. Et la plus ‘faible’ de ces estimations indique un peu plus de 350 000 avortements.

Pour vous donner une idée de ce ça représente, on peut comparer ces chiffres avec d’autres pays. En France, population d’environ 62 millions, le nombre d’avortements mensuels était de 210 000 en 2006. Au Japon, population supérieure à 127 millions, il était de 320 000 en 2003.
La population coréenne se monte à plus de 48 millions. Je vous laisse faire le calcul du nombre d’avortements en proportion de la population.

Même en prenant l’estimation la plus basse, on se rend compte que la Corée présente un nombre d’avortements particulièrement élevé en comparaison de la France et du Japon. La question est de savoir laquelle de ces estimations est la bonne ?
On est en droit de s’étonner des énormes variations d’une estimation à l’autre, car entre 350 000 et 1,5 voire 2 millions, la différence est incroyable. Quelle crédibilité accorder à ces données ? C’est là le problème. On sent bien qu’une telle variabilité a probablement pour origine des causes idéologiques impliquant les pour et les contre avortement (ou, comme diraient nos amis américains, les ‘pro-choice’ contre les ‘pro-life’, une utilisation, et manipulation, de la langue qui prêterait presque à sourire (avec l’insistance des américain à utiliser systématiquement des formulations ne faisant pas intervenir la négation – restons positifs !!!) si le sujet n’était pas si essentiel) dont le but est peut-être de choquer en exagérant les chiffres.

Il est intéressant de constater qu’une législation anti-avortement, qui a pour but de freiner de telles tentatives, apparaît comme n’ayant que peu, ou pas, d’effet. Car enfin, peut-on imaginer de manière réaliste qu’une éventuelle légalisation de l’avortement aboutirait à une augmentation de la fréquence de ces pratiques étant donné le déjà fort taux actuel ?

Au cours de mes pérégrinations en Corée, j’ai pu rencontrer plusieurs coréennes avec qui j’ai pu discuter de ce sujet. J’ai pu avoir la confirmation, de première main — de la part de femmes ayant avorté — qu’effectuer une IVG en Corée (à Séoul) était très facile, pratiquée dans quasiment tous les hôpitaux, et relativement abordable (300 000 wons il y a quelques années de cela, ce qui correspond à environ 170-180 euros au cours de change actuel, mais plutôt 250 euros à l’époque).
Pour info, il faut savoir que les hôpitaux publics sont très rares en Corée, la plupart sont privés, disons des cliniques, qui recherchent plus le profit que les hôpitaux publics. Un avortement est donc pratiquée en toute illégalité et sans lien aucun avec le système de sécurité sociale coréen (sauf les rares avortements entrant dans le cadre légal).

L’avortement est une pratique tellement ‘banale’ qu’une coréenne—ayant elle-même avorté—m’avait soutenu qu’avorter était légal. Et même en insistant lourdement elle continuait à ne pas me ‘croire’ quand je lui disais que c’était tout simplement illégal, excepté dans certaines circonstances.

Cette anecdote me fit réaliser à quel point l’avortement était une pratique banalisée. Car enfin, on ne peut penser qu’avorter est légal que si le processus menant à terminer la grossesse se passe de manière ordinaire. Ceux qui ont vu le film roumain ‘4 mois, 3 semaines et 2 jours’ portant sur l’avortement clandestin comprendront ce que je veux dire. L’illégalité entraîne en général la clandestinité et des conditions particulièrement sordides, mais ce n’est pas le cas en Corée. On constate un dissociation totale entre la théorie, la loi, et la pratique, son application.
Une étude récente, datant de 2003-2004, auprès d’étudiantes indique que 36,3% d’entre elles ne savaient pas qu’avorter était illégal. 36,3% de la population féminine étudiante !!! Plus d’un tiers de l’échantillon !! Est-ce que c’est imaginable ? Il semblerait bien que si, et c’est sûrement dû à une volonté de taire l’information sur le sujet auprès du public. L’avortement est tout bonnement l’un des nombreux sujets tabous en Corée. Un parmi tant d’autres…

A ce propos, on peut remarquer qu’il n’y a que très peu de personnes condamnées pour avoir enfreint l’interdiction d’avorter. La jurisprudence montre que l’avortement est très rarement sanctionné (45 cas jugés en 1990, dont seulement 5 condamnés). Et pour cause ! S’il y en a autant que ce que toutes les estimations semblent indiquer, on ne saurait commencer à juger plusieurs centaines de milliers de personnes. Car encore faudrait-il pouvoir leur mettre la main dessus.

Mais ce décalage entre théorie et pratique ne semble pas pour autant inciter le gouvernement coréen à envisager des changements dans ce domaine. Le gouvernement de Lee Myung-bak est par trop adepte de la démagogie pour se mettre à dos les lobbies anti-avortement et éventuellement endommager son image de bon père de famille.

Les Coréennes en sont donc réduites à avorter en ‘semi-clandestinité’ (en fait, ces avortements n’ont de clandestin que le nom (vis-à-vis des autorités) puisqu’ils sont effectués dans un cadre hospitalier) jusqu’à une possible révision de la loi, lorsque celle-ci sera devenue tellement obsolète (ce qu’elle est déjà de facto) que les politiques n’auront pas d’autre choix que de finalement officialiser une pratique déjà répandue dans la société.

Une enquête de 2003 auprès de personnes âgées entre 20 et 30 ans confirme ces pratiques et le décalage entre l’opinion publique et la loi. Elle indique que 72,1% des femmes et 65,4% des hommes pourraient pratiquer une IVG suivant les circonstances (c’est à dire autre que celles actuellement autorisées par la loi) ; et une autre étude de 2003 auprès du public en général fait état d’un taux de 73,7%.

Bien sûr, une possible légalisation de l’avortement va de pair avec une éducation sexuelle adaptée et des moyens contraceptifs efficaces, ce qui n’est probablement pas le cas actuellement en Corée. Je reviendrai peut-être dans un autre article sur ces points.

En ce qui concerne le public concerné, des études montrent que la plupart des femmes qui pratiquent l’IVG sont des femmes mariées et que la première raison qui est donnée est un échec de la contraception à presque 60%. On peut se demander comment ces chiffres sont obtenus étant donné la nature sensible du sujet…mais étant donné qu’en Corée, ‘traditionnellement’, les seules personnes sensées avoir des relations sexuelles sont les personnes mariées, de tels résultats sont peut-être inévitables, même si la réalité sur le terrain des pratiques sexuelles des jeunes est sûrement différente.

Un élément très important motivant les couples coréens à pratiquer une IVG est l’importance encore vitale de nos jours pour bien des gens d’avoir un fils. La société coréenne est généralement considérée comme celle ayant été la plus influencée par le confucianisme. En bref (car une fois qu’on a mis le doigt dans le confucianisme on a du mal à s’arrêter, et ce n’est pas le but de cet article), la lignée d’une famille se transmet par le fils aîné (descendance patrilinéaire), lequel sera responsable de pratiquer les rites dédiés aux ancêtres (de sa famille) à la mort de son père.

Donc, pour à la fois la perpétuation de la lignée familiale et la continuation des rites confucéens, un fils est nécessaire. Les femmes n’y participent pas, si ce n’est de loin, en préparant toute la nourriture nécessaire à leur tenue. Une famille se retrouvant sans héritier mâle, se retrouvera dans l’incapacité de pourvoir aux bien-être des esprits des ancêtres (et donc, par ricochet, aussi des vivants, car ceux-ci peuvent s’avérer méchants si on le s’occupe pas bien d’eux – ce qui est la source de bien des interventions de shamans en Corée, afin qu’ils calment un ancêtre mécontent), et court le risque de voir sa branche s’éteindre. Une situation insupportable pour bien des Coréens, car la lignée familiale est un concept quasiment sacré, et la source de bien des fiertés ou hontes (illustre ancêtre = fierté ; mauvais ancêtre = honte).

De ce fait, on peut logiquement s’attendre à une incidence sur le nombre d’avortements concernant les fœtus féminins. Et on peut effectivement constater ce point indirectement en jetant un œil au nombre de naissances annuelles au cours du temps, et particulièrement à la répartition entre naissances de garçons et de filles. Pour les premiers bébés nés dans un couple, on constate l’évolution suivante : en 1981, il y avait 107,1 garçons pour 100 filles, mais si on s’intéresse à ce taux pour le quatrième enfant il s’élevait à 112,9 ; dix ans plus tard, en 1990, le taux pour le premier enfant est de 116,5 et de 209,5 pour le quatrième, ce qui indique environ deux fois plus de garçons que de filles pour le quatrième enfant. Ce taux a chuté depuis, mais est toujours en faveur des garçons (en 2007, 106,2 pour le premier bébé et 119,1 pour le quatrième).

En d’autres termes, étant donné qu’un tel déséquilibre ne peut statistiquement pas exister naturellement, son origine est à chercher dans l’avortement des fœtus de bébés filles. Il est à noter que les gynécologues obstétriciens ont encore de nos jours l’interdiction théorique de faire connaître aux parents le sexe du bébé, à cause du risque plus élevé d’IVG quand il s’agit d’une fille. Théorique parce qu’il en va comme pour l’avortement, dans la pratique chacun (le corps médical) fait plus ou moins ce qu’il veut.

Il va sans dire que le problème du fort taux d’avortement en Corée n’est pas un sujet de prédilection des hommes politiques coréens, et qu’il reste tabou. Ce qui n’est pas très bon signe si l’on espère une chute du nombre d’IVG à l’avenir.
Bien sûr, une baisse du nombre des avortements passe d’abord par une meilleure éducation sexuelle et de meilleures conditions psychologiques et matérielles en matière de techniques et pratiques contraceptives. Mais elle passe probablement aussi par une modification des relations entre les sexes et d’une vision différente de tout ce qui touche au sexe, sujet traditionnellement tabou en Corée.

Ceux qui veulent avorter se débrouilleront toujours pour le faire, que ce soit dans de bonnes ou de mauvaises conditions. Pénaliser l’avortement n’a non seulement pas l’effet escompté (on le voit avec le cas de la Corée), une baisse du nombre des IVG, mais entraîne également une excessive culpabilisation de la mère souvent en détresse et de possibles conséquences pour sa santé lors d’une intervention mal encadrée.
Toutes les sociétés qui ont légalisé l’avortement n’ont jamais eu pour but d’inciter les femmes à avorter, mais de rendre cette expérience moins douloureuse physiquement et psychologiquement, ainsi que d’officialiser des pratiques largement répandues dans le public. Quand donc la Corée rendra-t-elle cette pratique légale ? Comme tout va vite en Corée, on ne sait jamais, mais en tout cas, pas avec le gouvernement actuel, qui a bien d’autres chats à fouetter sans jusqu’à aller se mettre à dos ses propres électeurs.

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